L’histoire a fait que Jacques devienne une sorte de grand frère. Il y a plus de trente ans. Lorsqu’il avait été nommé président de la Cimade. Avant, je ne le connaissais pas. Alors que tout aurait pu nous séparer, tant notre conception de l’engagement était différente, depuis nous n’avons jamais cessé d’échanger et de partager longuement. Tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer diront que c’était facile, tant il aimait conter et raconter tout ce qui faisait la richesse de son vécu. À partir d’une infatigable mémoire d’où remontaient toutes les figures diverses et bariolées qu’il avait croisées et accompagnées dans des situations les plus hétéroclites qui puissent être imaginées. Jacques, c’était le témoignage le plus détaillé de notre perception d’une époque tant il avait un infini respect du mot et du sens. En fait, en attention, dans sa parole littéralement pastorale, retentissait le Verbe séculaire. Un Verbe qui était toujours un enseignement. Toujours, en quelque sorte, une praedicatio dans toute la noblesse de l’exercice. Lui, qui avait vu partir, dans des circonstances si diverses, beaucoup de ceux et celles qui avaient compté dans son existence, savait transmettre, notamment, que toute vie est importante. Et même que toute vie est infiniment précieuse. Il avait cette facilité de partager la gratitude qui l’habitait au fond de lui-même envers la vie. Mieux encore, et là les souvenirs me reviennent en nombre à propos de causes dites « perdues » : il savait faire vivre et aider à vivre. Tels les spirituels des déserts que l’on venait voir pour leur enseignement.
Nous nous retrouvions, chaque été, depuis plus d’une décennie dans sa maison d’Autevielle du Béarn, avec ses « quasi neveux », Jean Costil et Alain Bosc, ainsi que nos compagnes, pour des journées de palabres théologiques sur des sujets des plus divers imposés par Jacques. C’est au cours d’une de ces « sessions » que je lui dois des années précieuses. Pendant des années Jacques m’a enjoint de devenir pasteur de paroisse. Longtemps cela me semblait incongru. Et pourtant, lors d’une rencontre théologique d’été, la chose fut actée et se réalisa quelques mois après… Je le remercie profondément tant c’est, pour moi, et peut-être aussi pour mes paroissiens, qui sait, des années pleines de plaisirs et de joies.
Lors de notre rencontre, l’été passé, nous avions évoqué longuement la personne et les idées « géniales » de son ami Bernard Charbonneau. Avant de nous séparer et après avoir partagé son incontournable et toujours excellente garbure, il m’avait demandé de lire, à haute voix, pour la petite assemblée que nous formions la conclusion du livre de Bernard Charbonneau « Je fus » : « Que sur la route où nous cheminons côte à côte, rendus muets par la fatigue et la longueur du chemin, je marche aussi vers l’horizon où s’engloutit le jour. Et avec nous s’écoule invisiblement le fleuve sans bord des hommes. Sache-le, même si bientôt il ne reste que cette phrase pour en témoigner : frère, si tu es allé jusqu’au bout de ta liberté, tu n’es plus seul. »
J’avais bien compris, et ma gorge serrée également, qu’il y avait une grande probabilité que ce moment fut le dernier. D’autant qu’il reprenait, depuis quelques temps et avec insistance, la thèse de Yann Roullet, Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m’as tu abandonné. D’ailleurs au cours de cette rencontre il nous avait fait parcourir et échanger sur l’ensemble des prédications de Yann Roullet. Mais il revenait sans cesse à la parole de Jésus et, bien sûr, au psaume 22. Au fond, Jacques a vécu ce psaume jusqu’à en être justifié afin de marcher, en paix, vers la lumière de Pâques. Jacques avait bien raison d’insister sur la préciosité de la vie. Lui qui, maintenant, est déposé véritablement dans la poussière de la mort, en cette période particulièrement troublée de l’existence des hommes, est désormais vivant dans les bras de son Père. Je ne peux que remercier mon frère Jacques pour sa vie et son témoignage.
Jean-Paul Nunez