Prédication 7 février 21 (Marc 8.34-38)

Marc 8. 34-38 : Et, appelant la foule à les rejoindre, lui et ses disciples, Jésus leur dit à tous :

« Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ! Qui veut sauver sa vie la perdra et qui la perdra à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. Quel intérêt de gagner l’univers tout entier, si on y perd son âme ? Qu’est-ce que l’homme peut donner en échange de sa propre vie ?

Celui qui, dans cette génération trompeuse et infidèle, a honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme aura honte de lui, lorsqu’il viendra dans la gloire de son Père avec les anges du ciel.

 

 

Frères et soeurs en Christ,

Convenons que chacun de nous ici présent, au même titre que tout être humain où qu’il soit, chacun peut faire l’objet d’un appel de la part de Dieu… Convenons également que cet appel est à même d’amener chacun de nous à devenir  un être remplit d’humanité c’est à dire  à devenir une personne au plein sens du terme. Cela, nous pouvons facilement l’entendre ou pour le moins le comprendre. Par contre, les attentes et les exigences du  Christ éternel, c’est à dire de Dieu lui-même incarné en son fils Jésus, incarné dans une pleine humanité  semblable à chacun de nous, et bien ces attentes et ces exigences  sont toujours difficiles à entendre et à comprendre tant elles nous semblent compliquées à accepter et à réaliser.

Alors, à l’exemple de notre Evangile d’aujourd’hui, quand Jésus avance que « qui veut sauver sa vie la perdra et qui la perdra à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. », nous avons beaucoup de mal à saisir ce qu’il veut dire là. D’autant plus que deux questions se mêlent dans son interpellation… Celle de comprendre comment et par quel miracle, par quelle transmutation, perdre peut nous faire gagner… Et  puis comprendre pourquoi  Jésus souhaite que nous renoncions  à gagner, lui qui a mis en nous tous nos talents, tous nos dons comme l’ensemble de nos désirs…

C’est bien parce que nous ne comprenons pas bien ces paroles que nous nous en tenons, intérieurement, à une certaine distance du Christ, et qu’au final nous n’osons pas nous laisser entraîner totalement par lui sur le chemin qu’il est lui-même. Nous ne savons trop, en effet, où cela peut nous  conduire ni même si nous en avons seulement envie.

« Qui veut sauver sa vie la perdra et qui la perdra à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »

Pour  laisser cet appel produire en nous ses effets, au moins deux conditions s’imposent : d’abord entendre cet appel dans sa radicalité, sans nous en protéger par une interprétation ou un commentaire  qui pourrait, un tant soit peu,  l’amoindrir ; et enfin, que nous soyons persuadé et convaincu, comme nous le rapporte toutes les Ecritures, qu’à la suite d’Abraham et de tous les prophètes  nous pouvons et devons avoir confiance que l’Eternel notre Dieu  nous veut vivants et toujours plus porteurs de vie quelles que soient les circonstances que nous traversons dans l’existence…

Nous ne pouvons pas oublier qu’être chrétien, se vouloir et se revendiquer  disciple du Christ, cela  a à voir avec l’espérance qui n’est en rien une attente. Elle n’est possible que parce que Dieu s’est donné le premier. Nous n’espérons en Christ que parce que nous le possédons déjà.  Pour autant nous ne le possédons  pas  comme on possède quelque chose, mais plutôt comme on « a » un ami : on le connaît, certes, mais on n’en a jamais fait le tour. Il peut toujours nous surprendre. Et plus nous le connaissons, plus nous prenons conscience de sa part de mystère… Mais cette possession  est déjà une réalité. Saint Augustin dit à ce propos  : « Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède déjà. » Autrement dit notre espérance n’en renvoie pas la réalisation à plus tard, à  un infini quelconque. Seul Dieu est infini, ce qui est bien différent.  Par contre la voie ouverte par l’espérance, c’est la possession de Dieu comme salut.  Ce qu’on appelle, plus communément, la vie éternelle.

Lorsque nous professons et confessons  « Je crois à la vie éternelle », le risque est grand que nous laissions des représentations de notre imagination ou des archaïsmes de notre conscience humaine  prêter à cette formulation comme une consistance illusoire et même ambiguë. Comme Jésus le Christ incarné n’a cessé de nous le montrer en actes et en paroles,  la vie sans fin, la vie éternelle est l’intensité de la vie, l’intensité que sa présence de parole, de sens et de raison incarné confère à toute rencontre, toute respiration, toute marche ou tout arrêt. La vie éternelle c’est  l’intensité de la rencontre de chacun avec tous et de tous avec chacun à laquelle la présence de Jésus nous ouvre. Elle suppose, malgré nos incapacités ou nos handicaps, la transformation de notre cœur.

Dans la vérité de Jésus, le Sauveur et Seigneur de nos vies,  orienter son existence terrestre vers la vie sans fin, consiste à s’ajuster pour entrer dans la communion avec tous les autres, pour contribuer toujours à la plus grande vie de tous les autres, et cela non par la conquête d’une attitude parfaite mais en nous disposant à en recevoir la grâce de celui qui seul tient tous les êtres en lui sans en écraser aucun. Notre espérance de disciple du Christ  c’est ce rappeler cela, à chaque instant, c’est ce rappeler que  vivre humainement, que vivre d’une façon pleinement humaine à l’exemple du Christ, cela ne revient  pas à vivre tout court.

Tout cela devrait nous habiter particulièrement en ce temps que nous traversons… Particulièrement en ce temps où, parcequ’il est difficile de faire autrement,  l’hygiénisme et le sanitaire ont pris entièrement le dessus de nos existences.  Il est étonnant de réaliser que la seule référence qui reste après la faillite des idéologies,  et même après la faillite des théologies c’est ce que le philosophe Walter Benjamin appelle la « vie nue ». C’est dire  « la vie simple » ou encore « le simple fait de vivre ». Cette  vie élémentaire qui reste évidemment vulnérable et qui est  comprise dans le terme « bios », qui peut être aussi traduit par « nu ».

Tout, aujourd’hui, et depuis maintenant une année, et certainement encore pour de longs et épuisants mois, tout est orienté pour ne s’occuper pratiquement plus que de protéger  la  vie biologique, le simple fait de vivre. Pour autant, quoiqu’il en soit, ce nouveau culte de la vie au sens biologique  ne pourra jamais être le souverain bien, car certes  cette vie est l’alpha, mais pas l’oméga de nos existences comme chrétien.

« qui veut sauver sa vie la perdra et qui la perdra à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »

Nous devrions nous imprégner de ces mots de Jésus à quelques jours de l’entrée dans la période de Carême qui nous mènera à la passion du Golghota…et au tombeau vide. Jésus veut nous faire comprendre que pour sauvegarder l’oméga, il faut toujours être prêt à engager l’alpha.

Nous devrions nous en souvenir malgré la  difficulté manifeste que nous avons avec le tragique et la finitude. C’est en cela que Jésus nous interpelle : « Quel intérêt de gagner l’univers tout entier, si on y perd son âme ? Qu’est-ce que nous pouvons donner en échange de notre propre vie ? ». Ces deux questions de Jésus font penser aumessage que le dissident tchèque Vaclav Havel avait adressé en son temps  aux pacifistes européens  pour les mettre en garde contre l’ambiguïté de leur slogan, « Plutôt Rouges que morts ! »… Slogan qui n’est que la version antérieure de l’actuel slogan  « la santé avant tout ». Havel, alors assigné à résidence, avait eu ce mot,  que nous devrions  méditer en cette période où nous opposons la santé et l’économie : « (..) l’incapacité à risquer sa vie pour en sauver le sens et la dimension humaine, disait Havel, mène non seulement à la perte de son sens, mais aussi, en fin de compte, à la perte de la vie tout court – et, en général, à la perte de milliers ou de millions de vies. » A la même époque, son ami  le philosophe de Prague, Jan Patocka affirmait la même chose avant de succomber des suites d’un interrogatoire policier  : « Une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier à son sens ne mérite pas d’être vécue », nous disait-il.

Autrement dit, une telle vie s’apparente à une vie amputée, rabougrie ou amoindrie. Une telle vie ressemble à une vie qui se croit pleine de richesses mais dont la mort s’est déjà emparée  sans qu’elle s’en aperçoive. Dans son œuvre de philosophe Jan Patocka  parlait de « la vie dans la platitude ». Et il l’opposait à « la vie dans l’amplitude », celle que, en fonction de circonstances diverses, chacun est en mesure de rencontrer en se confrontant aux épreuves, à la finitude et aux limites qui enserrent nos existences.

N’en doutons pas, la vie, toute vie, est incontestablement un bien infiniment précieux. Mais comprenons bien que si elle était le premier de tous les biens, nous n’aurions pas  eu ni  la nuée des témoins de la foi qui nous ont précédé depuis le martyre des premiers chrétiens, ni les résistants de toutes les guerres, ni les dissidents de toutes les oppressions comme nos anciens dans les assemblées au désert , ni les lanceurs d’alertes tel  Luther et la réforme jusqu’au Docteur Li qui à Wuhan a donné sa propre vie  pour nous alerter sur la gravité de la pandémie que nous subissons… toute la multitude de ces hommes et toutes la multitude de ces femmes debout  qui jalonne l’histoire, nous rappelle que si la vie n’a pas de prix, c’est qu’elle  a une telle valeur qu’elle mérite d’être vécue. Et c’est exactement ce que Jésus nous  demande précisément : « Qu’est-ce que chacun peut donner en échange de sa propre vie ? »

Comprenons bien que sans cette disponibilité à engager sa vie un individu perd sa verticalité. Au même titre d’ailleurs qu’un peuple  ou une démocratie peut en perdre sa colonne vertébrale ou ses valeurs. C’est d’ailleurs plus vrai que jamais dans noss sociétés  qui ne se réfèrent plus ni au Ciel ni en la Tradition. En nous retrouvant à ériger  la vie nue, la vie élémentaire en valeur suprême, nous sommes en train de faire l’Histoire sans savoir l’Histoire que nous faisons.

Albert Camus aimait dire : « Un homme, ça s’empêche ». Autrement dit  chacun de nous se doit de résister à l’impérialisme dévorant du vivre et à ses diktats qu’ils soient pulsionnels, économiques, sociaux ou sanitaires… et cela sous entend  que la disponibilité au don de soi est le prix à payer pour que chacune de nos vies  soit vraiment humaine, à savoir qu’elle soit ni insignifiante ni bestiale. Par contre, si la vie est tout, elle n’est plus rien : elle sombre alors dans l’inconsistance et, fatalement, au bout du compte et sans que l’on s’en aperçoive,  dans la barbarie. Nous ferions bien d’y prendre garde car les critères qui président aujourd’hui à nos décisions feront date bien au-delà de la situation d’urgence que nous sommes en train de vivre.   Il faut même avoir tout oublier des leçons de l’histoire pour en arriver là et ne pas entendre Jésus qui nous dit et répète  :  « Celui qui, dans cette génération trompeuse et infidèle, a honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme aura honte de lui, lorsqu’il viendra dans la gloire de son Père avec les anges du ciel. »

Il n’y a, dans ces mots, aucune condamnation mais seulement l’exhortation et la volonté de nous donner la force de marcher ensemble le regard fixé sur Christ, c’est dire sur la beauté de notre être vrai, de notre bonheur véritable, de notre omega et de notre espérance sans fin. Alors n’ayons  honte de rien car  ce n’est qu’au-delà de l’angoisse que commence la paix divine. Et même   ce n’est qu’au-delà de la peur que s’éléve que le royaume de Dieu qui se trouve dans le cœur de chacun de nous, comme de tout homme, lorsque nous cheminons sur la route de Césarée, vers Jérusalem,  c’est à dire vers le ciel… vers l’omega de Dieu…

Amen

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