L’Évangile vient de nous laisser sur un profond silence. Silence des soldats… Silence des derniers amis de Jésus…Silence de Marie… Et encore, encore plus profond, ce silence infini, ce silence de Dieu, comme un abîme où tombe le dernier cri de Jésus, un abîme qui ne renvoie encore aucun écho de ce cri, mais qui résonnera, à son heure, en un éclair, dans une réponse de gloire.
Face au silence du bois du supplice, il faut laisser notre cœur à l’écoute, pauvre et désarmé.
Alors bien sûr dans ce moment incroyable, il y a les questions, il y a les pourquoi. Et toutes ces questions tous ces pourquoi résonnent avec acuité et avec force, aujourd’hui comme hier dans les nombreux Golgotha présents en ce monde : Epidemis, guerres, violences, amour de l’argent, volonté démesuré du pouvoir, orgueils… partout on sue le sang de douleur et de désespoir.…
Et là, en ce moment, devant cette croix comme devant notre monde que nous n’osons même plus regarder, chacun de nous ici, répète, plus ou moins consciemment et au-dedans de soi, la phrase de Ponce Pilate : « Je suis innocent du sang de cet homme ! »…
Et, tel le prophète Nathan le doigt pointé sur David, nous n’écoutons pas ce que Dieu nous crie intérieurement, depuis deux mille ans : « Cet homme, c’est toi ! Tu as tué Jésus de Nazareth ! Ce jour-là, tu étais là ; tu as crié avec la foule : “Crucifie-le !”. Tu étais avec Jean qui s’est endormi au jardin de l’agonie, tu étais Pierre, quand il l’a renié. Tu étais avec Judas, quand il l’a livré. Tu étais avec les soldats qui l’ont flagellé. Tu as ajouté ton épine à sa couronne et ton crachat sur son visage ! »
C’est difficile d’entendre cela… et pourtant, cette certitude fait partie du noyau le plus essentiel de notre foi : « Christ a été mis à mort pour nos péchés ». De cette vérité, Esaïe nous en a donné l’expression la plus dramatique : « Il s’est chargé de nos souffrances, il a assumé nos douleurs […] Il a été transpercé pour nos fautes, brisé à cause de nos iniquités.
Et voilà que le vrai juste est mort.
Mort, avec lui, tout ce qu’il y a de grand, de bon et d’humain. Il devait périr à cause de ce que nous sommes…
Et, là, au Golgotha, il ne s’est rien passé d’extraordinaire. C’est bien parce que tout le monde s’est comporté de façon très ordinaire que Jésus le Messie de Dieu a été crucifié.
Nous sommes tous responsables de la mort du Christ, parce que tous nous avons péché.
Nous sommes tous responsables car dire : « Jésus est mort pour nos péchés », cela revient à dire, ici, en ce moment lourd de sens et de mémoire, : « Nous avons tué Jésus ! ». Cette croix que Jésus a prise sur ses épaules, qu’il a portée jusqu’au calvaire, et à laquelle il a été finalement pendu, a été notre péché. « Il a porté nos fautes dans son corps sur le bois de la croix. » nous dit l’apôtre.
Souvenons nous du livre des Actes, combien, en entendant la terrible accusation : « Vous avez tué Jésus de Nazareth ! », Tous ceux qui étaient là « eurent le cœur transpercé », et demandèrent à Pierre et aux autres apôtres : « Frères, que devons-nous faire ? ».
Oui frères et soeurs, « que devons-nous faire ? »
En ce moment pesant, nous ne pouvons qu’être atterrés à l’idée que Dieu, notre Père plein de toute-bonté, a aimé le monde à ce point qu’il a donné son Fils Unique alors que nous, pour toute réponse, nous l’avons tué, et en le tuant nous avons tué la vie dans son exemplarité.
Et maintenant?
Maintenant, là en ce moment il faut laisser la croix sur laquelle est pendu Jésus nous parler dans son propre langage. Car, vraiment, et nous le savons, il y a un langage de la croix, «folie pour ceux qui se perdent, mais pour nous, les sauvés, puissance et dynamique de Dieu»
Et ce langage, dans ce moment c’est, avant qu’il expire, le grand cri de Jésus sur le bois du supplice.
N’oublions jamais que si ce cri est dans l’Évangile, c’est parce que ce cri est Évangile lui aussi.
Ce cri sur la croix n’est pas simplement le hurlement d’un mourant. Il est un cri «dans l’Esprit». Il contient le souffle divin, l’Esprit Saint, l’Esprit de Jésus.
Ce que Jésus ne peut plus donner par sa présence physique, il nous le donne dans ce souffle ultime. Humilié, défiguré, crucifié, à bout de souffle, Jésus n’a plus que la force d’un cri pour nous dire qu’il nous aime. Et c’est bien parce qu’il nous aime que sa vie, nul ne la prend, c’est lui qui la donne jusqu’à la maîtrise de ce souffle ultime qui est un don suprême et souverain. Ce souffle contient le don de lui-même, de sa parole, de sa vie, de sa paix, de sa joie…
Soyons en sûr et n’en doutons plus, n’en doutons jamais : il faut être Dieu pour mourir avec une telle dignité.
Nous nous demandions ce que nous devions faire .
Nous avons simplement à accueillir ce cri d’amour de Jésus qui retentit en cette nuit. Nous avons à accueillir ce cri d’amour de Jésus comme il a été recueilli par le disciple bien aimé, par Marie, par le centurion. Nous avons à accueillir ce cri d’amour qui traverse les siècles car son écho ne peut s’éteindre dans l’histoire des hommes. Ecoutons ce cri d’amour. Ce cri d’amour doit nous toucher jusqu’aux entrailles, il doit nous changer, il doit nous transformer.
Au son de ce cri, nous dit l’Evangile, «les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent»… Pour l’heure, ce sont nos cœurs qui doivent se fendre et s’ouvrir à la vie nouvelle contenue dans ce cri d’amour. C’est la pierre de nos cœurs qui doit se briser pour aimer à notre tour comme nous sommes divinement aimés par le Christ en croix.
L’apôtre Paul nous a justement rappelé que Jésus « a effacé, en le clouant à la croix, le document écrit de notre dette ». Jetons donc dans les bras du crucifié tout le mal que nous avons commis. Jetons donc dans les bras du crucifié ce « livre écrit » que nous portons au-dedans de nous, prêt à nous accuser de tout nos travers, de toutes de nos déviances, fautes et péchés… Laissons ici, sur le calvaire, toute rancœur, toute habitude, tout orgueil, toute démesure, toute volonté de nous faire justice nous-mêmes. Et surtout, surtout pardonnons-nous mutuellement, car souvenons nous qu’il est écrit que « le jugement sera sans miséricorde pour ceux qui n’auront pas exercé la miséricorde ».
Et puis, enfin, faisons la Pâque. Faisons la Pâque en pensant à la libération qui nous attends en dehors du pays des servitudes. Faisons la Pâque en passant à travers cette nouvelle Mer Rouge qu’est le sang du Christ Jésus versé pour nous comme pour la multitude…
Amen