Le pâturage de notre désert intérieur

 « Moïse faisait paître les brebis de Jethro son beau-père, prêtre de Midian. Il avait conduit le bétail au fond du désert » (Exode 3.1)

Nous voyons là, que le désert est lieu de pâturage. Nous trouvons cela plusieurs fois dans la Bible chez le prophète Joël : « Ne craignez plus bêtes des champs, car déjà reverdissent les prairies du désert ; déjà les arbres portent leurs fruits, le figuier et la vigne donnent leurs richesses. »  (Joel 2.22)

« Parole » et « désert », rien ne lie ni ne rapproche  ces deux mots dans notre langue si ce n’est l’expression « parler dans le désert », qui évoque une parole énoncée, prononcée, sans qu’elle soit écoutée ou entendue ; la parole s’évapore, elle est comme un souffle qui ne trouve pas son incarnation dans la réalité, donc elle se meurt… C’est l’histoire de Caïn où  Abel, hevel est le souffle, la buée appelé à disparaître…

Chaque mot traîne derrière lui une foule de choses, des secrets insoupçonnés, des souvenirs, des images, une référence culturelle, une citation…  Un mot peut en évoquer un autre par sa racine, ses syllabes qui font naître dans notre esprit un jeu de mots… D’où l’immense difficulté que nous avons sans cesse avec  toute traduction qui ne peut qu’être un pâle reflet de ces jeux, de ces errances de la pensée qui l’enrichissent et la colorent.

C’est ainsi que dans la langue hébreu,  la langue de la Torah, les mots  « midbar », le désert, et « davar », la parole, sont des mots amis, issus d’une même racine.

« Or Moïse avait conduit le bétail au fond du désert » (Exode 3.1)

Le désert est le lieu délimité par le berger pour nourrir ses animaux. En fait comme  la parole qui délimite la pensée. Mettre un mot sur une pensée, sur un sentiment, c’est déjà le délimiter, le définir.  C’est pour cela d’ailleurs qu’une parole n’est jamais prononcée en vain comme nous l’évoque le troisième des dix commandements. Les mots prennent forme, ont du poids, s’ancrent dans la réalité.

Par ailleurs, les mots qui se font actes ont un pouvoir créateur, comme les mots de la Genèse (1.3) :  « Que la lumière soit et la lumière fut. »Nous qui avons tant de mal à faire coïncider nos actes et nos paroles, le texte nous donne ici l’exemple d’une concomitance parfaite entre ce qui est dit et réalisé par Dieu, entre la parole et l’acte – une seule et même chose dans l’idéal. De plus la création est la séparation du jour et de la nuit, distinction et non confusion ;  les mots permettent de sortir du tohu-bohu, du chaos en distinguant, ponctuant, révélant.

La parole révèle comme le désert qui est aussi lieu de révélation.  Dans le désert, on est confronté à la grandeur de la nature et aucun bruit assourdissant n’empêche d’écouter… le silence. Mais le silence du désert n’est pas un désert de mots. Le désert parle. Mais, pour qu’il puisse parler il faut aménager notre désert intérieur. Il ne s’agit pas d’être rien, de disparaître dans l’écoute du silence. Nous sommes ce que nous sommes, avec nos expériences, nos propres limites, nos doutes et nos incertitudes.. D’ailleurs  ce que nous ne voulons surtout pas entendre ce sont nos craintes et nos faiblesses.  Mais si  nous n’arrivons pas à faire taire  toutes les voix intérieures en nous qui parfois croient tout savoir, nous ne serons pas capables d’être dans cette écoute infinie qui nous permettra d’avancer sur le chemin fleurissant du désert. Et, cette écoute, certes difficile,  doit se faire sans idée préconçue, en laissant à la parole sa liberté d’errer, sa liberté d’être.  Et lorsqu’on dit que c’est sans idée préconçue c’est parce qu’une fois qu’une parole a été entendue, elle ne se laisse pas posséder une fois pour toutes. Comme tout être humain, elle échappe à l’infini et on ne saurait l’emprisonner dans un seul sens. C’est pour cette raison que la Révélation n’est jamais terminée. La parole se renouvelle chaque fois que la parole s’entend.

Voilà pourquoi la parole n’appartient pas seulement à celui ou à celle qui l’a entendue. Les fondamentalistes devraient apprendre cela. D’ailleurs si les Ecritures ont été donnés dans le désert  c’est parce que le désert est ouvert et accessible à tous, comme les mots de la Parole sont disponibles pour tous sans exception.  Le désert et la parole n’appartiennent à personne en particulier. Telle est l’universalité du message.

Le désert  comme la Parole, sont les lieux où le fini rencontre l’infini. Ils sont accessibles mais n’ont pas de limites, ils sont évocateurs mais ne briment pas l’imaginaire. Et, si le désert est un passage obligatoire entre l’Égypte, le pays des servitudes et des idoles et la Terre promise, c’est parce que notre destin d’humain est d’avancer dans la vie en errant, de caresser des espérances,  d’abandonner nos déceptions au bord du chemin et de toujours lever le regard vers cette terre de promesses qui se trouve derrière les dunes du désert que nous passons une à une  comme de nouvelles questions auxquelles nous nous devons de répondre pour à travers la Parole rencontrer l’infini…

 

 

 

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