Texte : Jean 3/1-21
Date : Saint-Pargoire 8 mai 2022
SOUS LA LAMPE DE NICODÈME,
CHANGER DE VIE
Nicodème, ce visiteur de la nuit disparu comme il était venu, est décidément notre frère à tous et j’ai perçu à travers lui, quatre manières d’être dans la nuit qui sont quatre aspects de notre vie croyante éclairée par le Christ.
Et d’abord, c’est vrai qu’il fait souvent “nuit “ dans nos vies comme dans celle de Nicodème pour tant de raisons visibles ou que seuls nous connaissons.
Il fait “nuit” parfois dans nos vies d’Eglise quand nous n’arrivons pas à discerner des signes d’espérance.
Il fait “nuit” dans notre monde où chaque journée qui passe nous apporte son lot de démentis à l’espérance. Les dérèglements économiques et le chômage intolérable au Nord de la planète, le Sud affamé et déchiré qui s’enfonce dans la désespérance, les vieux démons qui se réveillent en Europe, la terreur en Algérie. Et tout près de nous, à nos portes, ceux qui fuient ces horreurs et qu’il faut accueillir — et je sais que beaucoup le font près d’ici dans des Eglises locales — et puis les drames de la drogue et du sida, les symptômes du mal-vivre de nos sociétés modernes, l’angoisse des jeunes sans avenir qui crient parfois leur désir d’être écoutés.
C’est là, au cœur de cette nuit du monde, que retentit la promesse du Christ. Cette Parole qui est au centre de notre texte comme elle est au centre de notre Déclaration de foi : “Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point mais qu’il ait la vie éternelle”.
Cette Parole qui éclaire et libère ne nous laisse pas inactifs dans la nuit. Elle nous appelle à faire reculer tout ce qui vient contredire cet amour dans la réalité. Sinon, nous ne serions pas crédibles aux yeux d’un monde qui se méfie toujours des impostures de la religion. Comment, en effet, annoncer l’immense amour du Christ, se dire et être membre de son corps qui est l’Eglise, sans mettre nos pas dans les siens et nous solidariser avec tous les meurtris, les exclus, les sans-voix, les oubliés de l’histoire, les “déboutés du droit de vivre” ?
Nous mesurons bien que cet engagement solidaire peut nous enfoncer dans une deuxième forme de nuit : la nuit de l’incompréhension et du refus de la Parole. Car les idoles et les pouvoirs de ce monde ne supportent pas sa puissance de libération, comme les ténèbres ne supportent pas la lumière. Déjà, dans ce passage, Jésus évoque la croix sur laquelle il doit être élevé. Et le monde d’aujourd’hui n’est pas plus prêt que celui d’hier à recevoir l’Evangile.
Nicodème est ici le frère de tous ceux qui viennent voir Jésus dans la nuit parce qu’ils ont peur et qu’ils se protègent. En effet, notable juif, il sait qu’il risque gros en rencontrant Jésus. Il se compromet avec celui qui a osé contester l’ordre religieux établi, qui a osé faire la fête à Cana avec des coupes de purification.
Et ils sont nombreux ceux qui, dans la nuit du monde, sont inquiétés et persécutés à cause de leurs convictions, de leurs engagements, de leurs solidarités, tous ceux qui, pour rendre un culte au Seigneur ou le servir dans le prochain menacé, sont “entrés en espérance comme on entre en résistance” pour parler comme l’ACAT, ou se sont faits “clandestins de Dieu” pour reprendre le beau titre d’un livre consacré à l’action de la Cimade.
Mais Nicodème le craintif est aussi notre frère chaque fois que nous n’avons pas su, ou pas pu, ou pas voulu témoigner du Christ au grand jour. Parce que c’était plus commode ou plus confortable ou moins risqué, nous avons préféré rencontrer Christ dans la pénombre confidentielle de nos Eglises, lui parler dans le secret d’une religion coupée de l’histoire des hommes, loin des combats du quotidien où l’on se salit les mains. Parfois nous avons préféré nous taire plutôt que le confesser en dénonçant des idoles. Ou encore simplement nous l’avons oublié dans l’agitation de nos vies.
Alors c’est une tâche essentielle que de nous encourager par la Parole à surmonter nos peurs, nos craintes et nos abandons et faire venir à la lumière, pour les combattre, toutes les forces du mal qui œuvrent dans la nuit du monde.
Cette “nuit”, traversée par Nicodème, habitée par son dialogue avec Jésus, peut prendre un troisième visage, celui de l’ignorance et de l’incrédulité, la nuit des questions, du doute, de la révolte parce que parfois c’est trop dur et le malheur trop grand, la nuit de la quête où l’on cherche Dieu à tâtons.
Nicodème, compagnon de la nuit, est le frère de tous ceux qui aujourd’hui ne connaissent pas l’Evangile et qui pourtant cherchent un sens à l’histoire et une espérance pour leur vie. Ils n’ont jamais entendu parler de Dieu, parfois aussi ils en ont trop entendu parler, et pas toujours de manière libératrice. Mais maintenant ils veulent l’écouter et lui parler. Alors obscurément, comme Nicodème, ils s’approchent du Christ.
Et ils sont plus nombreux que nous ne le pensons, ceux qui campent aux marges de nos communautés, en attente d’une Parole pour orienter leur vie. Et ils ne peuvent se satisfaire ni de l’indifférence ou du silence des uns, ni du magistère et des réponses toutes faites des autres. Ils attendent une Parole qui redresse, éclaire et balise le chemin.
Mais leurs questions, pensent-ils, sont tellement maladroites qu’ils n’osent pas les poser au grand jour de nos vies d’Eglise qui les impressionnent, au grand jour de nos déclarations de foi qu’ils ont parfois du mal à comprendre, au grand jour de nos engagements qui les paralysent, ne s’en croyant pas capables. Alors, à tort ou à raison, ils préfèrent pour l’instant s’approcher du Christ discrètement. Ils cherchent la lumière, mais la nuit convient mieux à leur quête.
A nous de savoir les accueillir tous, tels qu’ils sont, et de nous laisser accueillir par eux. Et c’est notre responsabilité commune, la vôtre notamment, conseil régional, de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’oubliés dans la nuit, mais que tous puissent entendre, comme Nicodème, la promesse de l’amour de Dieu et de trouver leur place dans notre Eglise.
Mais si certains sont dans “la nuit” parce qu’ils ne savent pas, si d’autres sont dans la nuit parce qu’ils ont peur, certains restent dans leur nuit parce qu’ils en savent trop ou comptent sur leurs seules forces. C’est la quatrième forme de nuit où nous entraîne encore Nicodème.
Certes, c’est un homme qui cherche Dieu avec ferveur, qui veut sincèrement suivre Jésus, accueillir la vie nouvelle, mais il veut le faire sans renoncer à tout ce qu’il croit déjà savoir. Et on le comprend, car il a une bonne et solide théologie, de riches traditions, une identité structurée. Et cela est bien utile ! Mais ce système qu’il s’est construit l’empêche de rencontrer Christ et recevoir sa Parole. Et les questions qu’il pose sont toujours décalées. Alors Jésus se moque de lui gentiment : “Tu es Maître en Israël et tu n’as pas connaissance de ces choses !”.
Nicodème voudrait connaître Dieu sans renoncer à ses idées toutes faites, à ses sécurités. Et Jésus le dérange, et Jésus le déroute, et Jésus nous met en route par le souffle de l’Esprit. Nicodème voulait savoir pour rencontrer Dieu et Jésus lui dit qu’il faut “voir”. Nicodème voulait connaître et Jésus lui dit qu’il faut “naître”. Il faut “naître de nouveau”.
La Parole de Jésus est ici très claire. Elle n’appelle pas un aménagement de nos vies, mais un changement de vie. Des actes de conversion personnelle et de transformation du monde sont ici attendus.
(…) Désormais pour être membre de l’Eglise, pour être un ministre à la hauteur ou pour me sentir digne devant Dieu, je n’ai plus à tenir la comptabilité désespérante de ce que je fais et surtout de ce que je ne fais pas ! Tout est reçu en Christ.
Qui pourrait le croire ? Quand nous pensons à toutes ces nuits, à nos vies personnelles et ecclésiales avec leurs faiblesses et leurs limites, à nos volontés hésitantes et à nos démissions, à nos solitudes et à nos souffrances, aux souffrances secrètes qui nous mordent le cœur, à notre corps lui-même, fragile et si vite hors-service. Quels pauvres membres d’Eglise nous sommes ! Comment pourrions-nous témoigner de la Vie nouvelle qui est en Christ et de sa lumière plus forte que les ténèbres ?
Et pourtant Dieu nous le dit. Il nous le promet et nous le montre dans des témoignages inattendus, modestes, anonymes, que nos yeux de gens pressés ne savent pas toujours reconnaître et qui pourtant éclairent la nuit des hommes : des solidarités nouvelles qui se nouent par-delà les frontières ecclésiales, des paroles attentives qui consolent et redressent parfois dans le secret, des engagements opiniâtres de membres obscurs et anonymes de l’Eglise, la prière persévérante de cette personne âgée, de ce malade au bout de sa course quand il s’accroche pour les autres à une intercession plus tenace que son mal.
Les exemples ne manquent pas qui nous accompagnent au long de nos vies comme autant de bonnes nouvelles. A nous maintenant de prendre notre place dans cette longue suite de fidélités.
Car, comme dit Jean, le Fils de l’Homme n’est pas venu “d’en haut” pour nous arracher à la nuit de l’histoire, mais pour que nous travaillions à l’éclairer et à la transformer.
Il n’est pas “descendu du ciel” pour que nous oubliions la terre, mais pour qu’elle ait déjà, par son Esprit, les couleurs du Royaume.
Amen !