LUC 12,13-21
(1 – La demande de justice et le refus de Jésus)
DANIELLE
Frères, sœurs…
l’Évangile d’aujourd’hui ne commence pas par une parabole, mais par une interruption. Un homme, anonyme, surgit de la foule et parle à Jésus — non pour l’écouter, mais pour l’utiliser. Il dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi l’héritage. »
Ce n’est pas une prière, c’est une assignation spirituelle.
Il ne demande pas conseil, il exige une décision. Il ne veut pas être éclairé… il veut avoir raison.
Et là, coup de tonnerre discret : Jésus refuse.
JEAN-PAUL
Mais pourquoi refuser ?
Allons, soyons justes : ce n’est pas une demande scandaleuse ! Ce gars ne veut pas voler, il veut partager. Il ne parle pas de guerre ou de vengeance, mais de rétablir une situation. On dirait même qu’il s’appuie sur la Loi : celle qui, depuis Moïse, organise les héritages. Alors pourquoi Jésus rejette-t-il cette demande légitime ?
DANIELLE
Parce que Jésus perçoit l’envers invisible de la parole. Il voit que sous le langage de la justice se cache le désir de domination morale. Ce n’est pas la paix entre les frères qu’il cherche, c’est l’alignement de Dieu sur son grief.
Et c’est là que se trouve le cœur du piège :
« Seigneur, rends-moi justice… mais à ma façon. »
C’est l’ancien réflexe d’Israël dans le désert : façonner un Dieu à son image.
Et Jésus, lui, ne se laisse jamais modeler.
JEAN-PAUL
Mais alors… tu veux dire qu’il aurait dû se taire ? Qu’il est coupable de chercher un secours spirituel dans son conflit ? Jésus n’est-il pas justement Celui qui est venu pour libérer les opprimés ?
DANIELLE
Oui, il est venu pour les opprimés. Mais il ne se laisse pas enfermer dans nos définitions de l’oppression. Jésus n’est pas un fonctionnaire du Royaume, il est le Roi crucifié.
Il ne vient pas rendre un jugement entre deux causes humaines…
Il vient sauver les deux cœurs perdus.
Il refuse de choisir un camp, non par indifférence… mais parce que son amour dépasse nos logiques de partage.
« Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? » (Luc 12,14)
Ce n’est pas une fuite, c’est un déclenchement d’Évangile.
JEAN-PAUL
Tu veux dire qu’il désamorce le conflit pour aller plus profond ?
DANIELLE
Exactement. Il ne répond pas à la demande, il révèle le besoin caché. Il n’est pas du côté du droit, il est du côté du salut. C’est pourquoi il n’entre pas dans le jeu de l’héritage : il est lui-même l’Héritier du Père, et il est venu pour le partager gratuitement avec tous.
Mais cet homme ne veut pas l’héritage du Royaume… il veut le Royaume sans la croix.
JEAN-PAUL
Et pourtant… sa demande semble si raisonnable…
DANIELLE
C’est ce qui la rend dangereuse. L’ennemi ne passe pas toujours par la violence. Il passe aussi par les requêtes sincères, quand elles cherchent à instrumentaliser la sainteté.
C’est ce que le théologien Karl Barth écrivait : « Le plus grand péché religieux, disait-il c’est de parler de Dieu en servant ses propres intérêts. »
Et quand cet homme parle à Jésus, il ne parle pas avec lui. Il le recrute.
Et Jésus, en refusant, le libère.
Il déplace la question… pour ouvrir un chemin plus grand.
(2 – Quand la justice devient justification : le piège subtil des causes nobles)
JEAN-PAUL
Mais attends… tu es en train de dire que Jésus refuse de faire la différence entre l’opprimé et l’oppresseur ?
Tu veux vraiment qu’on dise à ce pauvre gars, peut-être floué par son frère, que Jésus n’a rien à dire ?
Tu crois qu’il faudrait spiritualiser la douleur et détourner le regard du concret ?
Est-ce que tu ne risques pas de diluer l’injustice dans la piété ?
DANIELLE
Je comprends ce que tu dis. Et je ne minimise rien. Mais… Jésus ne parle jamais de justice sociale comme critère de salut. Il ne nie pas l’injustice, non. Il la déplace.
Il nous appelle, nous, à y faire face.
Mais il refuse que nos luttes deviennent nos identités.
Et surtout… que ces combats deviennent des substituts à la foi.
JEAN-PAUL
Mais nos actes comptent, non ? Nos œuvres de justice, nos engagements… c’est la preuve de notre foi vivante, pas vrai ?
Sinon, à quoi bon lutter ? Pourquoi marcher aux côtés des pauvres, plaider pour les exclus, si cela ne pèse pas devant Dieu ?
DANIELLE
Je ne dis pas qu’il faut rester inactif. Mais… les œuvres ne nous justifient pas.
Sinon, que ferions-nous des silencieux ? des paralysés ? des détenus oubliés ?
Les plus petits du Royaume ne sont pas ceux qui ont fait le plus…
mais ceux qui ont reçu avec humilité.
JEAN-PAUL
Mais tu viens de le dire : “il faut agir”. Alors pourquoi ce malaise dès qu’on parle de justice concrète ?
Moi je crois que Jésus ne refuse pas d’entrer dans nos combats :
Il refuse seulement d’y être réduit.
Et c’est très différent.
DANIELLE
Là, tu touches juste.
Parce que même les causes les plus nobles, même les combats les plus sincères, peuvent devenir des pièges spirituels…
quand on y cherche la preuve qu’on a raison…
au lieu d’y chercher le visage du Christ.
JEAN-PAUL
Voilà. C’est ça.
Ce que Jésus refuse, ce n’est pas la justice.
C’est qu’on le récupère.
Qu’on le rattache à nos drapeaux.
Qu’on le transforme en logo d’un parti ou en caution morale.
Il n’est pas un emblème. Il est la Parole vivante.
DANIELLE
Tu veux dire… que chaque fois qu’on utilise Jésus pour valider une cause… même juste… on risque de l’idolâtrer ?
JEAN-PAUL
Exactement.
Et l’histoire de l’Église le prouve.
Des croisades aux collusions politiques, des dogmes instrumentalisés aux exclusions théologiques…
chaque fois que l’on a voulu ranger Jésus dans une case, on a trahi sa liberté.
DANIELLE
Tu es dur… mais tu as raison.
Le Christ n’a jamais été l’outil d’un système.
Il a refusé tous les rôles qu’on voulait lui imposer :
roi politique, guérisseur personnel, messie guerrier…
Il n’est pas venu réconforter les empires religieux. Il est venu les déstabiliser.
JEAN-PAUL
Alors il ne s’agit pas de fuir le monde…
mais de ne pas faire du Royaume de Dieu une stratégie humaine.
Pas de figer le Christ dans une forme fixe de religion.
DANIELLE
Oui… parce que le figer, c’est le trahir.
Son chemin est vivant.
Il est toujours libre…
libre d’aimer, libre de sauver, libre de nous surprendre.
JEAN-PAUL
Libre… mais pas flou.
Il a une mission, une volonté, un plan.
DANIELLE
Exactement.
Et c’est lui — pas nous — qui choisit le moment, la manière et le lieu.
Il ne s’est pas laissé crucifier par accident.
Il s’est livré volontairement.
Pas comme un martyr idéologique…
Mais comme le Fils, obéissant jusqu’à la croix.
JEAN-PAUL
Et donc, à sa suite…
notre foi ne consiste pas à annexer Jésus à nos convictions,
mais à nous laisser déposséder de nos certitudes, pour entrer dans sa liberté.
DANIELLE
Tu as tout compris.
Le Christ ne se laisse ni enfermer, ni utiliser.
Et nous, ses disciples, nous sommes appelés à vivre cette même liberté,
non dans l’orgueil d’avoir raison…
mais dans la grâce de reconnaître que tout vient de Lui.
(3 – La parabole du riche insensé : miroir de nos illusions)
JEAN-PAUL
Et ça, c’est encore plus déstabilisant.
Parce qu’au lieu de dire : « Ton frère a tort », Jésus raconte une parabole.
Il ne répond pas au conflit…
Il élargit le champ.
Il ne règle pas une injustice…
Il révèle un diagnostic plus profond :
notre obsession d’accumuler, de sécuriser, de contrôler.
DANIELLE
Oui, Jésus déplace l’attention. Il détourne le regard de la scène familiale…
pour pointer le cœur humain.
Et là, il frappe fort :
Un homme fait une récolte exceptionnelle. Trop de récolte, pas assez de place. Alors il dit :
« Je vais détruire mes greniers, et en construire de plus grands… »
JEAN-PAUL
Et jusque-là… rien de choquant.
C’est même une réaction logique :
anticiper, prévoir, gérer.
Un bon chef d’entreprise !
On dirait un discours de conseil financier :
« Diversifie ton patrimoine. Prépare ta retraite. »
DANIELLE
Mais ce que Jésus met en lumière…
c’est l’isolement spirituel de cet homme.
Il ne parle que de lui-même.
Pas une seule mention de Dieu, du prochain, de la gratitude, ou de la mission.
Son discours est un monologue fermé : « Mon âme, tu as beaucoup de biens… »
JEAN-PAUL
D’ailleurs Jésus tranche net.
Il ne commente pas. Il interrompt ce monologue :
« Tu es fou :
cette nuit même, on va te redemander ta vie.»
Il avait tout prévu… sauf l’essentiel.
DANIELLE
Et c’est là que la parabole devient une révélation spirituelle.
L’argent n’est pas neutre.
Ce n’est pas juste un outil.
Jésus le décrit comme une puissance qui agit, qui oriente, qui séduit…
Comme un maître concurrent.
JEAN-PAUL
C’est exactement ce qu’il dira plus loin :
« Nul ne peut servir deux maîtres… Dieu ou Mammon. »
Ce riche n’était pas seulement prospère…
Il était possédé par ce qu’il possédait.
DANIELLE
Il a remplacé Dieu par ses greniers.
Il a mis sa confiance non dans le Donateur, mais dans le stock.
Il a bâti des murs au lieu de tendre les mains.
Et voilà le tragique :
Il est plein de blé, mais vide de relation.
JEAN-PAUL
Effectivement plein de blé, mais vide de relation.
Il a oublié que l’âme ne se nourrit pas de chiffres.
Cet homme a perdu sa vocation relationnelle. Il n’est plus un être humain. Il est devenu fonction économique.
DANIELLE
Tu veux dire qu’il s’est déshumanisé ?
JEAN-PAUL
Oui. Et c’est exactement ce que Flaubert, l’écrivain, avait vu. Quand Baudelaire lui demande d’appuyer sa candidature à l’Académie Française, Flaubert s’indigne et écrit dans son journal :
« Pourquoi vouloir être quelque chose, quand on peut être quelqu’un ? »
DANIELLE
Wow… quelle phrase ! Et tellement actuelle. Ce riche voulait être quelque chose : un homme accompli, en sécurité, respecté. Mais il a cessé d’être quelqu’un.
Cela nous rappelle que l’insensé, dans la Bible, ce n’est pas l’ignorant.
C’est celui qui vit comme si Dieu n’existait pas.
Dans les psaumes il est écrit « Le fou dit dans son cœur : il n’y a pas de Dieu. »
JEAN-PAUL
Effectivement, ce riche croyait bâtir sa sécurité…
mais il était en train de sceller sa tombe.
Et toute sa stratégie, au lieu de le sauver, l’a enfermé.
En voulant être quelque chose il a oublié d’âtre quelqu’un.
Il a sacrifié sa vie relationnelle, sa vocation d’homme, sur l’autel du “toujours plus”.
Et il meurt… seul, anonyme, pauvre d’éternité.
DANIELLE
Parce qu’une vie pleine de biens… peut être vide de sens. Littéralement insensé.. vide de sens donc vide de Dieu.
(4 – Tu es fou : sortir de soi pour entrer en Dieu)
DANIELLE
Écoute bien ces mots de Jésus :
« Tu es fou ! Cette nuit même, on va te redemander ta vie… »
Tu sais… ce n’est pas une insulte.
C’est un réveil.
Un cri d’amour.
Un électrochoc spirituel.
Parce que cette folie-là, ce n’est pas une tare individuelle.
C’est notre style de vie collectif.
Tu vois, nous vivons comme si tout dépendait de ce que nous possédons,
comme si plus on remplit nos greniers, plus on assure notre avenir.
Mais Jésus dit :
Tu es fou…
JEAN-PAUL
Mais attends…
est-ce vraiment un problème d’avoir ?
De vouloir un peu de confort, un peu de sécurité ?
On ne parle pas de luxe ici… juste de stabilité.
C’est pas mal, non ?
DANIELLE
Non, ce n’est pas mal.
Mais ce n’est pas Dieu.
Et c’est là tout le problème.
Ce que Jésus dénonce, ce n’est pas l’abondance…
c’est l’identité fondée sur l’abondance.
Le riche de la parabole ne dit jamais “Dieu”, jamais “autre”, jamais “donner”.
Il dit : je… moi… mes greniers… mon âme.
C’est le culte du moi.
Et Paul l’avait vu aussi lorsqu’il dit à ses frères Galates : « Comment pouvez-vous être assez fous, vous qui avez commencé par l’Esprit, pour finir dans la chair ? »
JEAN-PAUL
Tu veux dire… que ce n’est pas juste une histoire de richesse ?
C’est une affaire de centre de gravité !
DANIELLE
Exactement.
Ce que Jésus vient déranger, c’est notre centrage constant sur nous-mêmes.
C’est notre désir d’être le centre, le maître, le propriétaire.
Mais Dieu, lui, est anti-possession.
Il est Trinité. Il est relation. Il ne garde rien pour lui-même.
« Dieu disait Maurice Zundel n’a aucune expérience de la possession, car il est don. »
Nous, on thésaurise. Lui, il se donne.
JEAN-PAUL
Mais alors… c’est quoi le vrai problème ?
Ce que j’ai… ou ce que j’en fais ?
DANIELLE
Le problème est ce que tu crois être, à travers ce que tu as.
Le problème, ce n’est pas la richesse extérieure.
C’est la pauvreté intérieure déguisée.
C’est croire qu’avoir plus, c’est être plus.
C’est transformer nos biens en refuge contre le manque, au lieu de les vivre comme lieux de relation.
Et c’est là que Jésus prononce cette parole tranchante :
Insensé !
Pas pour condamner, mais pour libérer.
JEAN-PAUL
Libérer de quoi ?
DANIELLE
De soi-même.
De son petit monde refermé.
De cette obsession du contrôle.
De cette angoisse de manquer.
De cette volonté de tout contenir, tout prévoir, tout sécuriser.
Parce que vivre comme ça, c’est vivre étouffé.
Et Jésus, lui, veut qu’on respire à l’air libre de la grâce.
JEAN-PAUL
Tu veux dire… qu’il ne s’agit pas de renoncer au désir,
mais de réorienter le désir ?
DANIELLE
Oui.
Nous sommes des êtres de désir.
Mais ce désir n’est pas fait pour accumuler,
il est fait pour aimer.
Thérèse d’Avila dit quelque part :
« Que rien ne te trouble, que rien ne t’effraie, tout passe, Dieu seul suffit. »
Tu vois, ce que Jésus vient déraciner, ce n’est pas l’argent…
c’est la peur de dépendre de Dieu.
Et il nous invite à vivre sans crispation,
sans posséder,
comme Lui, dans la Trinité.
JEAN-PAUL
Alors « tu es fou »…
ce n’est pas un rejet.
C’est un appel à vivre autrement…
DANIELLE
Exactement.
C’est un appel à quitter nos greniers pour retrouver notre souffle.
À lâcher prise.
À laisser Dieu nous dépouiller… pour mieux nous revêtir de Lui.
Paul nous le dit « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. »
« Être riche en vue de Dieu », c’est ça, la folie inversée…
C’est vivre dépouillé, mais vivant. Vide de soi, mais habité.
5 – Sortir des greniers : redevenir riches en vue de Dieu
DANIELLE
Et la bonne nouvelle aujourd’hui, c’est celle-là :
Un appel à sortir de nos greniers pleins.
À délaisser nos faux dieux de réserve.
À retrouver la respiration du Christ.
JEAN-PAUL
Respirer avec lui…
comme un cœur qui bat à son rythme.
Être riche…
non pas en stock…
mais en souffle vivant.
DANIELLE
Riche en vue de Dieu.
C’est ça, la vraie fortune.
Celle qui ne s’amasse pas dans des silos…
mais qui se partage en amour.
Celle qui ne se conserve pas…
mais qui circule, féconde, sauve.
JEAN-PAUL
Alors sortons.
Sortons de nos silences, de nos comptes, de nos garanties.
Sortons…
Pour découvrir que le seul trésor qui reste quand tout s’effondre,
c’est le Christ en gloire lui-même.
DANIELLE
Oui.
Collons Christ à notre souffle.
Laissons le respirer en nous,
Qu’il soit notre respiration intérieure.
Et alors…
nous saurons enfin… que nous sommes vivants.
Et surtout…
riches.
Riches en vue de Dieu.
Maître Eckhart le mystique rhénan a eu, un jour, ce mot magnifique
« Dieu est plus à l’intérieur de l’âme que l’âme elle-même.
Et si l’âme se vide d’elle-même et de son ego, elle se remplit de Dieu. »
DANIELLE & JEAN-PAUL
Amen.