Prédication 14 février 21 (Marc 1.40-45)

Marc 1.40-45 : Un lépreux vint à lui et, se jetant à genoux, lui dit en suppliant: «Si tu le veux, tu peux me rendre pur.» Rempli de compassion, Jésus tendit la main, le toucha et dit: «Je le veux, sois pur.» Aussitôt la lèpre le quitta et il fut purifié. Jésus le renvoya sur-le-champ avec de sévères recommandations; il lui dit: «Fais bien attention de ne [rien] dire à personne, mais va te montrer au prêtre et présente pour ta purification ce que Moïse a prescrit, afin que cela leur serve de témoignage.» Cependant cet homme, une fois parti, se mit à proclamer partout la nouvelle et à la propager, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer publiquement dans une ville. Il se tenait dehors, dans des lieux déserts, et l’on venait à lui de partout.

 

Chers frères et soeurs en Christ,

Habituellement, cet évangile de la rencontre de Jésus avec le lépreux  permet, à l’instar d’autres passages des évangiles,  de développer  ce qu’il faut appeler un moment de morale. Ou plus précisément il faudrait parler de « moraline ». Par « moraline » il faut entendre  le nom par lequel le philosophe  allemand  Nietzsche désignait, péjorativement, la petite morale des esprits bien-pensants de son époque. Aujourd’hui, « moraline » oblige, de nombreuses prédications et autres homélies vont expliquer que nos sociétés  humaines  ont encore leurs exclus, leurs parias, leurs intouchables. Et que, autant dans la Palestine de Jésus tout  comme aujourd’hui c’est encore l’image  des lépreux qui représentent cette catégorie de maudits. Ce qui veut dire, à suivre ces  prédications  que si l’on est sensible à l’exemple et à l’oeuvre de Jésus,  ou, si nous voulons être à l’écoute du Dieu du psalmiste  qui, comme il est dit, « entend la plainte des captifs et libère ceux qui doivent mourir »  alors  il nous faut à notre tour  se faire proche de tous les néo-lépreux d’aujourd’hui.  C’est magnifique en soi de le dire comme cela. Mais convenons que, de fait, ce  n’est guère possible  malgré tout nos efforts quotidiens.  Car quel que soient nos engagements, cette proximité ne se construit pas sur des idées abstraites fondues sur un lit de bons sentiments…

La Bonne Nouvelle annoncé par Jésus le Christ de Dieu n’a rien à voir avec un  discours grandiloquent  bercé de litanies de causes charitables si nombreuses particulièrement  en ces temps.

D’ailleurs depuis maintenant une année,  même si nous essayons de préserver les apparences d’une vie normale, nous pouvons réaliser, comme l’ont certainement vécu tous les lépreux de tous les temps,  ce qui sépare, délimite, enferme. Les gestes barrières, si bien nommés, sont cette guérite sévère posée à l’orée de nos corps pour empêcher quiconque de s’en saisir et d’approcher notre possible « impureté ». Nous avons censuré la part vitale qui fait de notre existence un côtoiement perpétuel.  Frôler et frayer nous effraie.

Au fond, la pandémie qui touche notre existence est là pour nous rappeler  que le drame de la lèpre est inscrit, comme de manière indélébile, au plein cœur de notre histoire humaine. Nous pouvons même plus précisément dire que la lèpre c’est la poubelle de l’humanité. C’est à dire tout ce qui en l’humanité est bassesse, maladie, misère et marécage…  La lèpre c’est bien plus qu’une maladie… c’est un mal social. Et donc  ce mal social   atteint  autant  les bas-fonds que l’élite, autant  les pauvres que les riches, autant  les victimes sociales que les bourreaux… Ce mal social est ce mélange inextricable qui défait l’homme de son humanité.  Autrement dit,  le lépreux, cette forme vérolé, purulente, repoussante et indistincte est ce qui reste quand on a tué l’homme qui est dans l’homme.   Et  la blessure qui provoque cette mort, qu’elle quelle soit, est infectée. D’elle sort ce jus de mort qui contamine tout ce qu’il touche. Le virus qui actuellement touche nos sociétés, nous rappelle que le lépreux, quelle que soit la forme de sa lèpre, parce que mort social, ne vit plus, il n’a le droit que de survivre. C’est d’ailleurs  la raison pour laquelle on  le met  en quarantaine et  qu’on le place au ban de la société.  On fait le vide autour de lui car  on ne doit pas, on ne veut pas avoir de contact avec lui. Il doit être hors d’atteinte car il est hors de toutes les explications et de toutes les interprétations. En fait le lépreux est toujours indicible.    

De surcroît, dans la mentalité biblique,  ce mal  engendre un regard de réprobation puisqu’il serait comme une marque d’un châtiment divin. Voilà pour quoi la ruine du lépreux est totale. Rejet physique, par rapport à soi-même. Rejet social, éprouvé de la part des autres. Rejet spirituel, ressenti comme venant de Dieu.

Pour autant ne nous y trompons pas.  Sans nous parler du virus qui circule autour de nous aujourd’hui, avant de nous parler des nombreuses lèpres des exclus de l’existence, peut être que notre Evangile veut nous dire quelque chose  à propos de cette  lèpre qui habite tout simplement chacun de nous et qui nous tient, d’une certaine manière, à l’écart. Peut être que notre Evangile veut nous faire comprendre  que, pour nous, face à nos lèpres intérieures,   la seule issue qui nous reste est, tel le lépreux de notre histoire,  de tomber à genoux aux pieds de Celui à qui nous pouvons toujours, quels que soient les circonstances,  demander et redemander : « Si tu le veux, tu peux me rendre pur »

Réalisons que c’est une chose énorme que d’entendre l’Evangile d’aujourd’hui nous parler d’un lépreux qui ose sortir de la mort sociale en  se moquant des gestes barrières et prescriptions sociales de l’époque que sont les prescriptions  de Moïse,  qui sont de ce seul fait les prescriptions  de Dieu. Ce lépreux, pourtant, a  appris la règle. Il doit se mettre à distance et crier « Impur! impur! » Or il n’en fait rien . Bien plus, il se précipite vers Jésus…

Ainsi commence l’histoire du miracle, celle du lépreux qui a le courage d’oublier toutes les lois, toutes les règles et tous les gestes barrières qui contribuent à toute les morts sociales  pour oser espérer compassion, miséricorde et compréhension.

Paradoxalement, soyons conscient que ce qui a donné la force au lépreux pour se lancer, ce n’est pas tant de se savoir lépreux que d’admettre, enfin, pourrait-on dire,  sa radicale impureté. Pensons à l’intensité de ce que vit cet homme devant Jésus. Sa radicale impureté lui a permis d’enfreindre toutes les lois sociales et religieuses. Littéralement, il  joue sa vie.
«  Si tu le veux, tu peux me rendre pur ».
Conscient de sa radicale impureté, il ne discute pas, il ne marchande pas, il ne justifie rien. Avec une  magnifique audace, ce qu’il implore, c’est la Parole.  Nous sommes là, face au mystère de cette  foi que nous trouvons souvent chez les pauvres, les petits et les diminués de l’existence. Nous parlons bien de pauvres et de petits parce qu’il y a une foi que les riches et les grands ne connaissent pas…Mais sur ce point ne nous égarons pas. Par «riche»,  nous  ne parlons pas ici des personnes qui peuvent être matériellement riches ou pauvres.   Par «riche»  nous faisons référence à tous ceux qui sont  dans les faits pleins d’eux-mêmes, repus d’ego, imbus de leur personne.  Les pauvres, eux, comme le lépreux de notre histoire ne s’embarrasse pas.  Regardons combien une énergie nouvelle envahit sa personne jusqu’à lui faire oublier la loi de la distance, l’obligation de se tenir à l’écart. Il ose braver les us et coutumes pour se retrouver aux pieds de Jésus. Et, celui-ci, face à cette radicale impureté, est rempli de compassion.  Car l’humanité de Jésus vibre  à tout ce qui est divin dans l’autre.
Alors sans aucune hésitation, Il tend la main et touche «l’intouchable», en disant : «Je le veux, sois pur».  Jésus le touche.

C’est une véritable provocation.

Pour guérir ce lépreux, Jésus aurait pu aussi bien se contenter d’un mot, d’un simple regard ou d’un geste fait de loin …

Mais Jésus le touche tout simplement parce que guérir un lépreux c’est créer une relation.

Et cette relation  ce n’est pas seulement rendre la santé mais  c’est surtout  rendre la dignité, c’est rendre le visage humain, le visage sans aucun masque…

Par la parole qui dit « Je », Jésus délie celui que la société voulait lier . En un certain sens le miracle c’est que Jésus se présente lui-même comme remède en faisant de la rencontre, en faisant de la relation immédiate l’espace de transformation de la personne. Le miracle certes c’est la guérison mais en ce sens qu’elle permet de retrouver la relation et la capacité relationnelle. En vivant un rapport sensé et normal avec cet être indécent et laid, avec ce mort social, Jésus parvient à lui restituer la capacité de relation avec lui-même d’abord,  puis avec les autres et enfin avec Dieu. En écoutant la souffrance profonde de cette personne, Jésus lui rend son visage…  c’est à dire l’unicité et la subjectivité. En un mot,  il la rend à son humanité.

C’est ça la Bonne Nouvelle.

« Je le veux, sois pur ».

Entendons bien cette parole. Elle est  pour chacun de nous. Jésus souhaite que nous arrivions aussi à assumer notre radicale et profonde impureté. Jésus souhaite que nous arrivions à dire tout ce qui nous a été insufflé au fond de nous. Que ce soit l’inquiétude, la souffrance, la calomnie, l’angoisse, le mensonge, la fausseté, le sentiment d’infériorité, la haine de soi-même, la volonté de détruire.  Il nous faut le dire, l’énoncer, il nous faut le laisser  sortir, jusqu’au bout, car il ne saurait y avoir de guérison sans cela . Cessons, tel le lépreux de notre histoire,  d’avoir peur de nous-même.

« Je le veux, sois pur »

Jésus essaye de nous faire comprendre qu’il n’existe pas  de point d’eau, de source qui, au départ, surgissant de la terre, ne charrie  galets, débris, terre, boue et déchets…  Jésus essaye de nous faire comprendre que si  nous entendons éviter partout l’ impureté, alors il ne saurait   y avoir de pureté.

A l’instar de n’importe quel virus, les lèpres de l’existence, toutes les lèpres intérieures sont  contagieuses. Mais la puissance de vie qui émane de Jésus l’est bien davantage. Par  sa Parole d’autorité, par sa main tendue qui vient toucher l’homme, Jésus s’unit au lépreux et celui-ci devient quelqu’un. Il reçoit les prémices de l’Esprit de Vie  qui restaure l’homme dans toutes les dimensions de son être.

D’ailleurs «  aussitôt, la lèpre disparut ».

Cet « aussitôt» est incroyable. Il faut normalement beaucoup de temps pour trouver le courage d’être vraiment soi-même, pour se ressentir vraiment tel qu’on se pense, ainsi que le décrit ce récit.

Dans notre vie, il n’existe probablement jamais de « aussitôt ».  D’ailleurs, nombre de maladies ne tiennent qu’à l’obligation qu’on fait aux gens d’être « purs» totalement et sur-le-champ. Faire immédiatement preuve d ‘une « pureté» parfaite  n’est souvent, en réalité, qu’un simple, banal et dérisoire conformisme. Et au final personne ne sait plus comment oser encore, risquer, penser et vivre. Mais si au contraire quelqu’un sent grandir en lui le courage de vivre, c’est « à l’instant» c’est « aussitôt » que son monde change.  Tout simplement parce que tout impur, tout lépreux est, incontestablement, un homme comme tout le monde.

Aujourd’hui l’Evangile est une invitation à ce que chacun de nous prenne conscience de sa radicale impureté. Chacun de nous est invité, sans hésitation aucune, à se porter, comme le lépreux, vers Jésus en lui demandant  «Si tu le veux, tu peux me rendre pur.»

Soyons sûr que par cette prière Jésus le Christ de Dieu  nous touchera  en nous disant: « Je le veux. sois pur. »

Et alors « aussitôt », en pleine humanité retrouvé nous saurons, nous aussi,  sans besoin de sermons ou de prédications mais bien parce que nous saurons le sens que cela a, nous saurons, à notre tour,  aller vers tous les lépreux du monde pour leur tendre et leur prendre la main…

Amen

Pasteur Jean-Paul Nuñez

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