A Genève, Bâle ou Zurich, on ne parle que de lui dans les cercles protestants. A la sortie des temples, son nom est prononcé à mots feutrés. Quant à son village, il est invoqué avec un mélange de mystère, de curiosité et de crainte. Il est si loin, perdu dans un coin de France isolé, traversé de gorges et de torrents.
Les Cévennes sont à des centaines de kilomètres de la Suisse mais de nombreux malades n’hésitent pas à faire le long voyage. Un notaire y a amené sa fille, un couple de banquiers s’y rend tous les ans, un industriel de l’automobile ne jure que par ce thaumaturge pour soigner sa femme.
Dans les salons de la bonne bourgeoisie helvétique, on raconte que ses guérisons sont spectaculaires. De mois en mois, d’année en année, le nombre de ses patients ne cesse de grossir. Son succès est d’autant plus spectaculaire et incompréhensible qu’il ne fait …quasiment rien !
Avec son visage taillé à la serpe, ses yeux perçants et son chapeau noir vissé sur la tête, Cyprien Vignes est un homme respecté dans le village de VIALAS. Il est né d’une famille aisée d’agriculteurs qui a prospéré au fil des générations.
Comme ses parents, Cyprien devient tout naturellement paysan lorsqu’il est en âge de travailler. A Vialas, petit village de Lozère de 2000 habitants situé à 35 Km de Florac, point de grandes plaines. Les agriculteurs ont gagné sur la montagne, en construisant des terrasses ; des faïsses qui sont des pans de terre soutenus par des murets de pierre sèche. Là, on y cultive la vigne, les pommes de terre, des céréales…Dans les prés voisins, on élève des moutons ou des vaches. Cyprien Vignes est un propriétaire terrien qui travaille sur ces deux versants de l’agriculture locale, probablement aidé par des journaliers et des bergers.
Le 7 Aout 1849, à l’âge de 25 ans, il se marie avec Rosalie Lavit, une jeune femme du village. L’année suivante, une fille prénommée Alix-Rosalie voit le jour, suivie trois ans plus tard par un garçon que l’on appelle Louis-Cyprien.
A Vialas, la population apprécie le père Vignes, un homme intelligent, instruit, cordial. Il est même élu maire de sa commune en 1881. Entre-temps, sa célébrité n’est pas venue de son mandat électif. Non, Cyprien Vignes a acquis une stature internationale…grâce à ses talents de rebouteux !
En cette moitié du XIX e siècle, la Lozère est célèbre pour ses guérisseurs de tout poil. En 1900, deux auteurs, Cord et Viré auteurs d’un guide sur le département, racontent fort à propos : «la Lozère possède les plus fameux rebouteurs ou rhabilleurs de France. Leur existence s’explique par la défiance que tout homme ignorant a pour le savant. Il faut y ajouter un sentiment d’avarice du paysan qui préfère consulter le rebouteux plutôt que le médecin à cause du bon marché des soins du premier ».
Dans le département, on connaît l’abbé Bergeon, curé du village de Salmon. L’évêque lui a interdit de mettre en pratique son
« don ». Mais après s’être luxé la jambe, Monseigneur a fini par faire appel aux soins du prêtre et a levé du même coup l’interdiction !
Les lozériens font aussi appel à Pierre Seguin, de Rieutort-de-Randon, qui n’a pas son pareil pour soulager foulures et entorses. Il y a également le grand Pierrounet, de Nasbinals, qui soigne une véritable cour des miracles tous les matins devant sa maison, et à qui les habitants dresseront une statue après sa mort !
Au milieu de tous ces bons samaritains de Lozère, Cyprien Vignes est un cas à part. A l’inverse de ses alter egos, il ne soigne pas les blessures physiques. Il est le seul à traiter les « maladies nerveuses »…
L’histoire locale n’a pas retenu la date à laquelle ce Lozérien a commencé à exercer son talent, ni comment lui a été révélé ce don. Ce n’est pas une transmission familiale. Un signe du ciel ? Probablement…Car Cyprien Vignes soigne d’une façon bien particulière : Dieu guide sa main !
Pour comprendre comment la religion a pu se substituer à une quelconque pharmacopée, il faut faire un détour par l’histoire du village. Vialas est au centre des Cévennes. Historiquement, cette région est un fief protestant qui a été le cœur battant des guerres de religion et de la révolte des camisards.
Vialas est particulièrement ancré dans cette histoire huguenote. Après la signature de l’édit de Nantes en 1598, 96% de la population est protestante ! Entre 1612 et 1613, les fidèles bâtissent un grand temple en granite, avec un joli toit de lauzes, sur un terrain que leur offre le seigneur local, Jacques de la Fare. Ce temple (qui appartient toujours à la communauté huguenote de Vialas) est ainsi l’un des plus vieux de France, avec celui du Collet-de-Dèze, également en Lozère.
Très tôt, Cyprien Vignes fréquente ce lieu de culte et devient un fidèle calviniste, très engagé. Il fait partie du consistoire de l’église. Cyprien Vignes a donc souvent l’occasion de parler en public de sa foi, de la religion. En le faisant, a-t-il remarqué
que sa voix, ses prières avaient le pouvoir de soulager, de rassurer, de soigner ? Qu’il portait tout simplement la bonne parole ? Sa réputation va vite grandir, d’abord dans le village, le canton, puis le département. Elle franchira ensuite les frontières, surtout en Suisse. Ce n’est pas un hasard. Pendant la guerre des Camisards, de nombreux protestants cévenols ont émigré dans ce pays calviniste, terre de refuge. Cet ancien cousinage a facilité là-bas la renommée de Cyprien Vignes. Des centaines de Suisses font le déplacement jusqu’à Vialas pour se faire soigner, l’un de la neurasthénie, l’autre de l’épilepsie, le dernier de migraines insoutenables… Sa renommée grandit. Un seul chiffre donne une idée. Dans une année, le nombre de patients venus le consulter peut atteindre 4 à 5000 personnes ! En 1895, la compagnie du PLM (Paris-Lyon-Méditerranée) est invitée à organiser des « trains du plaisir » (l’ancêtre de nos charters) entre Genève et Génolhac, station qui dessert Vialas, uniquement pour le père Vignes !
Les candidats à la guérison viennent aussi d’Angleterre ou d’Allemagne, pays où l’on pratique le culte réformé. Car Cyprien Vignes a une exigence bien particulière. Il ne soigne que les protestants ! Pas question de guérir les malades de confession catholique, majoritaire en France…
Comment procède-t-il ? Ici pas d’imposition des mains, de sainte relique ou d’amulette ! La parole de Cyprien a un fort pouvoir de suggestion et il sait s’en servir. Il reçoit ses malades dans une salle commune et commence sa consultation par ces simples mots : « ayez confiance en Dieu sans réserve et sans faiblesse et vous serez guéris ». Il met les gens à l’aise, leur parlant calmement, doucement. Les patients sont fascinés par sa voix à la fois douce et ferme, ses yeux perçants. Il a un fort charisme. Il parle surtout par proverbes ou sentences tirées de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Il invite les malades à réciter le Notre Père avec lui. Il explique que son secret se cache tout simplement dans le Livre. « Le psaume III renferme tout. Pour trouver la force, livrez- vous à la volonté de Dieu. Confiez-vous en lui, sans réserve et sans arrière pensée. Moi, je ne fais pas de miracles, je sers seulement la volonté de Dieu ».
Il ne consacre qu’une heure ou deux aux malades qui viennent le consulter, en général après le repas de midi. Il fait toutefois exception pour ceux qui viennent de loin, de pays étrangers. Cette fréquentation importante pour rencontrer le guérisseur a bien entendu un impact sur l’activité économique du village, qui compte à la fin du XIXe siècle deux hôtels, un restaurant, quatre cafés, trois boulangeries, quatre épiceries ; autant de commerces qui profitent de l’afflux de malades. Cette situation sera d’autant plus bénéfique lorsque Vialas verra la fermeture définitive (en 1894) de ses mines d’argent. Cette activité générait de la richesse pour le village. En 1847, par exemple, le village avait produit un quart de la production de ce métal précieux (1 tonne extraite en sous sol) ! D’excellente qualité, il servait à frapper les Napoléon du Second Empire.
De l’argent, lui, Cyprien Vignes n’en veut pas, refusant tout honoraire ! Mais bien évidemment, ses « clients » reconnaissants ne veulent point se retirer sans l’avoir honoré de divers dons en nature, ou de quelques pièces offertes avec discrétion.
Les Suisses, souvent de classe aisée, sont généreux. Là-bas, dans leur pays, le guérisseur est porté au pinacle. La presse religieuse helvétique consacre de nombreux reportages au Cévenol, pose des questions quant à sa façon de faire. D’importantes polémiques théologiques suscitées par ses « miracles » naissent au sein des milieux protestants. Le célèbre pasteur Franz Eugen Schlachter, traducteur de la bible, lui consacre un livre.
Toute cette agitation prendra fin avec la mort du guérisseur de Vialas, en 1908, à l’âge de 90 ans. Même après son décès, un courrier important parviendra depuis la France et l’étranger jusqu’à sa maison et de nombreux « fidèles » viendront en pèlerinage sur sa tombe dans l’espoir d’une ultime guérison.
Extrait de « Histoires vraies en Languedoc-Roussillon » aux éditons : Le Papillon Rouge Editeur